Après son spectacle Heroes, sur les lanceurs d’alerte, Guillaume Barbot revient à Avignon à La Parenthèse, avec un joyau brut. Il adapte magistralement Anguille sous roche, d’après l’auteur comorien Ali Zamir. Un texte saisissant et une interprète bouleversante qui nous embarque avec elle dans une traversée intime et musicale dont personne ne ressortira indemne. « Quelque part dans l’océan Indien, une jeune femme se noie. Ses forces l’abandonnent mais sa pensée, tel un animal sur le point de mourir se cambre : dans un ultime sursaut de vie et de révolte, la naufragée nous entraine dans le récit de sa vie », Ali Zamir.
Il y a des textes qui vous suivent, qui trônent dans votre bibliothèque toute votre vie, et d’autres qui semblent vous choisir. En mettant l’auteur Ali Zamir sur le chemin de Guillaume Barbot, un soir, dans l’appartement d’un éditeur, le hasard a bien fait les choses. Comme pour cette rencontre, pourtant provoquée par des castings, avec la comédienne Déborah Lukumuena, décorée d’un César pour son rôle dans Divines, le film de la réalisatrice Houda Benyamina. Le rôle d’Anguille semble avoir écrit pour elle, pour son corps, pour sa voix, pour cette beauté dont elle irradie le plateau nu, de ses derniers souvenirs.
Dans une parole directe, sans fioritures, Ali Zamir nous entraine dans un monologue intime et percutant. Un raz de marée s’abat sur la scène. Nous sommes transportés dans l’histoire d’Anguille, cette jeune lycéenne qui tombe folle amoureuse de Vorace, un pêcheur de Mutsamudu, le village dans lequel elle habite avec son père Connaît-Tout et sa sœur Crotale. Un adonis de plusieurs années son ainé, qu’elle dévore des yeux toute la journée, jusqu’au jour où celui-ci commence à répondre furtivement à ses regards. Une idylle, cachée, naitra entre eux. La découverte du corps de l’autre, le plaisir de se sentir femme. Une histoire secrète et interdite qui causera l’humiliation et la perte d’Anguille, qui malgré son absence de romantisme, se voyait déjà fiancée. Chassée de son village, elle décidera de se rendre clandestinement à Mayotte pour tout recommencer. Positive et déterminée, elle préfèrera savourer sa liberté, se battre pour l’amour qui grandit dans son ventre plutôt que de se laisser piétiner. Elle refusera de faire l’anguille et affrontera, tête haute, sa destinée et ses responsabilités. À l’inverse des hommes avides et insatiables, des voraces, elle tentera de sortir de son trou, de vaincre le venin des serpents rampants. Mais le sort en a décidé autrement. La mer l’appelle et elle doit tirer son ultime révérence. Pourtant, elle réclame avec ferveur le droit de vivre, de continuer à laisser sa trace.
« il faut avoir du cœur au ventre pour mériter ce que j’ai en ce moment, à savoir ce temps qu’on m’a accordé pour que je puisse dresser mon bilan, parce que ma vie mérite bien un bilan, je suis un monde à part entière, chaque organe de mon corps est un continent et chaque instant de ma vie est un océan, je vous ai dit que j’aimerais visiter les quatre coins de ma cervelle, si on peut m’accorder encore plus de temps ».
Deborah Lukumuena est une véritable tornade qui chamboule et percute en plein cœur tous ceux qui entendent sa parole testamentaire. Belle anguille océane et tellurique, drôle et caractérielle, confiante et battante, passionnante et déchirante, elle porte ce texte avec une force et une prestance incroyables. Deux musiciens, Pierre-Marie Braye-Weppe et Yvant Talbot, contribuent, à travers des instruments et de la musique électronique à faire jaillir cette délivrance à cœur ouvert.