Cette année, deux compagnies montent Orphelins, de Dennis Kelly pendant le Festival OFF d’Avignon. Dans l’adaptation convaincante et tout en subtilité de la Compagnie Navaquesera, à La Factory, nous suivons la descente aux enfers d’un trio familial, en apparence sain et solidaire. L’amour semble être au cœur de toutes les préoccupations. L’amour explique tout, l’amour pardonne tout. Mais lorsque la fusion est trop forte, la folie surgit et tout vacille.
Une soirée romantique dans un coin de l’Angleterre. Elen et Danny dinent en tête à tête. Ils ont fait garder leur fils pour profiter de ce moment à deux. Surgit Liam, le frère d’Elen, l’air hagard, recouvert de sang. Il raconte qu’il a trouvé un gamin à terre dans la rue. Un corps tailladé, recouvert de coupures, presque inconscient. Qu’il a tenté de l’aider mais que le gamin s’est levé subitement et s’est enfui en courant, sans un mot. Danny veut immédiatement appeler la police, tenter de porter secours à cet inconnu. Mais dans cette famille, il n’est pas question de se dénoncer. Liam est innocent et compte tenu de son passif violent et de son casier judiciaire, Elen ne veut pas envoyer son frère en prison. Liam les aime et les admire tellement, l’abandonner est inenvisageable et il le sait bien. La décision est prise, le silence sera d’or et chacun s’en tiendra à une version bien définie.
Les minutes passent et le discours de Liam se métamorphose. Il se perd dans sa version des faits. Son histoire s’engouffre sur une mauvaise pente, celle de la violence, du mensonge et de la monstruosité. Du sauveur, à la victime, de la victime au bourreau, il n’y a qu’un pas. Le calme, la compréhension et la recherche du réconfort, du pardon, laissent place au chaos et à la brutalité. Les dérapages mentaux de Liam, qui se révèle comme un être sans limites, s’immiscent dans le couple pour le faire voler en éclat.
« Je suis pas fier de, vous savez, vous avez votre monde, ce monde tout beau et c’est comme si j’avais ramené un chat mort ici et que je l’avais laissé sur le canapé, sur votre beau canapé de chez John Lewis en disant «regardez, regardez, un chat mort, putain. Mais bon des chats morts il y en a dans le monde, Danny, il y en a des chats morts Hels. »
Jusqu’où est-on prêt à aller par amour ? Que peut-on sacrifier ? À trop vouloir sauver l’autre on finit par franchir certaines limites insoupçonnées. Dennis Kelly nous interroge sur notre bestialité dans notre relation à l’étranger, cet inconnu stigmatisé qui payera, sans raison, pour tous les crimes commis. Le personnage de Liam reflète l’échec sociétal et la frustration de celui qui, dès la naissance, n’a pas eu le droit à la même chance que les autres. Cet enfant orphelin, qui n’a existé et ne s’est imposé qu’à travers la colère et les sévices. Aujourd’hui, un homme trop souvent excusé par sa sœur, sous prétexte de solidarité fraternelle surprotectrice. Son admiration pour Danny, qu’il couvre de louange et de respect cache une profonde envie et un dégoût, pour cet homme droit dans ses bottes. Ceux qui ne connaissent pas la misère et la puanteur des bas-fonds de l’humain doivent la découvrir. Et c’est Liam qui se charge de distribuer les punitions.
Un maitre du jeu rusé et pervers, interprété avec persuasion et impétuosité par Maxime Bouteraon qui manie l’art de l’agitation et du retournement avec brio. À ses côtés, Caroline Marcos, qui signe également la mise en scène, est une sœur aimante et solidaire. Un pion inébranlable et fidèle, une protectrice, qui contaminée par la folie de son frère, mènera son mari à la baguette. Un mari bien éprouvé qui ne semble pas avoir son mot à dire. Un personnage pris au piège, qu’Augustin Bouchacourt fera subtilement évolué pour le faire passer de l’autre côté…