D’Avignon en 2016, au Théâtre des Bouffes du Nord en 2019, l’écriture de Patrick Declerck suscite la même émotion. Avec sa mise en scène des Naufragés, Emmanuel Meirieu redonne aux clochards, à ces exclus de la société une place et une dignité. Le temps passe et l’actualité de ce sujet à vif reste indemne.
Téméraire, Patrick Declerck s’est infiltré dans le milieu des SDF. Une nuit, muni de son collier antipuce, il se déguise en clochard et se fait ramasser par le bus qui les parque dans des dortoirs à Nanterre. Quelques années plus tard, il y retournera pour participer à l’ouverture de la première cellule psychologique à destination des sans abri. Il y rencontrera Raymond, un héros tragique, fantôme dont il cherche toujours la trace.
Un récit détaillé nous dépeint l’horreur de cette vie, si ça en est une. Un quotidien fait de misère, de violence et de dégradation. Des journées rythmées par l’alcool, la crasse, les blessures et la solitude. Une survie dans laquelle « être » perd de son sens. Comment retrouver une place dans la société ? Dans un monde tournant autour de la performance et de l’individualité. Comment ressortir la tête de l’eau, écrasé par la vanité et l’égoïsme environnant ? Interrogeons-nous sur les valeurs que la société récompense. Les oubliés et les naufragés sont les exclus de notre monde. A l’instar de Raymond, ils partiront sans faire de bruit et sans laisser la moindre trace. Invisibles et humbles jusqu’au bout.
Ce témoignage bouleversant n’a rien de moralisateur ou d’accusateur. Il n’est pas question de secouer les consciences, censées être déjà éveillées face à cette misère qui ne cesse de s’accroitre. Pourtant, dans les rues, les regards se détournent et renforcent cette exclusion qui créaient de plus en plus de victimes du système. La mort et l’oubli rodent sans cesse.
En leur donnant une parole dérivée, Emmanuel Meirieu rend hommage à ces individus et les inscrit dans l’histoire de l’humanité. Il récompense et salue leur force. Les souvenirs et les anecdotes racontées sont tristes, amères et lugubres mais elles font naître une compassion et une charité profondes. Le comédien François Cottrelle, vit ce texte avec ses tripes. Nous sommes suspendus à ses aventures et nous visualisons absolument tout. Tout ce qu’il relate est tellement concret pour chacun de nous que les scènes s’esquissent immédiatement.
Il se tient face à nous, infaillible mais bouleversant. Derrière lui trône une immense épave de bateau qui semble pourrir au fond de cet égout. La scène du Théâtre des Bouffes du Nord est parsemée de lattes de bois qui s’entrechoquent. Un monde en ruine qui semble pourtant trop spectaculaire pour le comédien. Cet abîme renforce le vide intérieur mais n’est pas en accord avec la forme intime et l’immobilité du comédien. Le décor, simple illustration, qui n’est pas exploité physiquement, reste seulement théâtral et artificiel. Il retrouvera tout son sens à la fin du spectacle, avec le personnage de Puck, emprunté au Songe d’une nuit d’été, de Shakespeare. Stéphane Balmino est recouvert d’algues et de matières rocheuses, comme s’il sortait du fin fond de la mer. Personnage farceur adepte de mauvais tours, son discours introduit la rêverie et le mythe, « Si nous, les ombres que nous sommes, Vous avons un peu outragé, Dites-vous pour tout arranger, Que vous venez de faire un somme, Avec des rêves partagés » Nous basculons de notre réalité violente à une douce fable musicale qui s’amuse à remettre en question, la véracité de tout ce qui a été évoqué pendant une heure. Et si toute cette détresse ne pouvait être qu’un songe…