C’est au Théâtre de L’Épée de bois que René Loyon partage une pièce de Naomie Wallace, jusqu’alors méconnue des spectateurs français : Et moi le silence, traduit par Dominique Hollier. Au-delà de la découverte d’un texte poignant et métallique, cette pièce révèle au public deux comédiennes époustouflantes !
Il y a comme un parfum d’Au Pont de Pope Lick qui flotte dans les airs. La jeune Jamie et la jeune Dee, l’une Noire, l’autre Blanche, se rencontrent en prison quelque part dans les Etats-Unis des années cinquante. Naît entre elles une amitié passionnée, une complicité amoureuse, une envie de poursuivre la route ensemble. Elles se rêvent en domestiques, s’entraident, répètent fiévreusement leurs rôles de bonnes à tout faire. Quelques années plus tard, elles partagent le même logement sordide. Leurs rêves, si modestes qu’ils aient été, se sont heurtés au mépris de classe et à la ségrégation.
Comme tous les textes de Naomie Wallace, Et moi le silence regorge d’une profonde humanité. L’autrice y déploie de nouveau son engagement politique et poétique. Elle porte un regard sans concession sur les failles de son pays qu’est l’Amérique. Le racisme, la pauvreté et l’amour interdit sont au cœur d’un théâtre social dans lequel elle met en lumière les écorchés du quotidien. Son verbe est direct, acéré, populaire, tendre et musical. Son écriture danse, saute, se tord, espère, imagine et invente. Quant à ses personnages ils sont ces oubliés malchanceux, ces victimes enfiévrées de désir et de mort, qui cherchent à vivre et à devenir quelqu’un. Des personnages attachants comme Jamie et Dee, qui malgré le néant sordide qui les entoure, conservent en elles cette part de fantaisie et de lumière propre à l’enfance. Deux jeunes filles qui semblent s’inscrire dans la même lignée tragique que Claire et Solange de Jean Genet.
René Loyon a opté pour une mise en scène avec deux temporalités qui marquent la rencontre passée entre Jamie et Dee en prison et leur cohabitation quotidienne, sept années plus tard. Les tableaux s’enchainent au sein d’une scénographie épurée avec un intérieur désuet, qui illustre aussi bien une cellule d’antan qu’un logis piteux . Des fenêtres sont projetées sur les murs. On y distingue des silhouettes d’arbres entourés de lumière qui ramènent une touche d’espérance qui ne tient plus qu’à un fil.
Jamie et Dee se battent, s’accrochent et se brisent sous nos yeux ébahis. Le spectateur est autant porté par le destin de ces personnages que par la force inébranlable des comédiennes qui les interprètent. Morgane Real est une Dee passée qui ne laisse rien au hasard. Sa corporalité et ses regards remplacent tous les mots. Elle est une Dee bouillonnante, conquérante et ludique qui nous embarque avec elle dans tous les possibles. La Dee présente est sublimée par Roxanne Roux, chancelante, intense et sensible. Elle a ce grain de folie instable qui annonce les prémices du meilleur comme du pire…