Comment retrouver sa place ? Comment réussir à exister lorsqu’on est considéré comme inutile et improductif par la société ? Comment parvenir à oublier l’horreur de la guerre et les traces irréversibles qu’elle a laissées ? Cette guerre qui a transformé Hinkemann en une créature risible et sans âme. Cette même guerre qu’a traversée son créateur et dramaturge Ernst Toller, un couloir mortuaire qui le mena lui aussi vers l’effondrement. C’est en prison qu’il écrira cette pièce, reflet indirect de son sort et de ses trahisons personnelles. Auteur peu joué en France, Christine Letailleur lui rend hommage au Théâtre de la Colline, en nous présentant avec stupeur et émotion cette société allemande déshumanisée et empreinte à la dérive.
Hinkemann c’est l’histoire d’un homme détruit par la guerre qui lui a tout ôté : son identité, sa dignité, son travail, ses valeurs et même son sexe. Prisonnier de son échec, perdant tous repères, il se transformera en une bête sans scrupules. Un homme sans morale qui est rejeté car différent donc considéré en marge. Lorsqu’un homme ne s’inscrit plus dans aucune case, lorsqu’un homme perd tout ce qui fait sa force, lorsqu’un homme est châtré, mutilé, il est mis à l’écart et raillé. La solidarité et l’empathie n’existent pas dans cette société rongée et pourrie mais qui rêve pourtant d’un monde nouveau et meilleur. La moquerie et le rabaissement prennent le pas sur la compassion et chacun profite du triste sort d’Hinkemann.
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Le seul chemin de fidélité et de croyance qui reste à cet homme, semble être l’amour. L’amour de sa femme qui lui doit appui, respect et dévouement. L’amour, la seule valeur qu’on ne peut arracher à un homme en l’achetant. Pourtant l’amour est inconstant et peut lui aussi se salir et briser au plus profond. La fatalité est omniprésente et le couple d’Hinkemann n’échappera pas à son triste sort. Un héritage générationnel, celui de sa mère et celui d’Ernst Toller. Une vie amoureuse vouée à la trahison et à la perte. Le pardon est inconcevable car il n’a plus la force de combattre son drame personnel. Réduit au dépouillement total et à l’errance, c’est toute sa lignée qui s’éteint avec lui.
Un dépouillement exprimé à la perfection à travers le décor, reflet terne du dénuement, du vide et de la mort. Le plateau est seulement habillé d’une façade et de gris dont les tonalités varient selon les éclairages. Des lumières froides et de faibles intensités qui créaient l’horreur de ces ravages et nous plonge au cœur d’une atmosphère historique, réaliste et intime. Une Allemagne haineuse qui victimise au son d’un accordéon mélancolique et cafardeux. Un tableau sinistre et très persuasif, dans lequel se fondent les comédiens, magnifiques et concernés.
Stanislas Nordey irradie la scène de cette solitude extrême, de cette malédiction qui l’habite et le conduit dans un gouffre sans retour. Sa compagne Charline Grand évoque avec fragilité, naïveté et dévouement cette figure d’épouse honteuse et prête à tout pour racheter sa faute. Quant à Richard Sammut, il illustre à lui seul, avec fougue et entrain, toute la désillusion de ce monde qui court à la catastrophe. Heureusement, Christian Esnay redore cette triste réalité par sa folie rocambolesque de show man du cirque, maitre d’une attraction qui, derrière ses rideaux rouges flamboyants, dissimule pourtant le pire.
Hinkemann, écrit par Ernst Toller mis en scène par Christine Letailleur
Avec Michel Demierre, Christian Esnay, Manuel Garcie-Kilian, Jonathan Genet, Charline Grand, Stanislas Nordey, Richard Sammut
Juqu’au 19 avril 2015