En montant Le Soulier de satin, de Paul Claudel pour clore ses onze années en tant qu’administrateur de la Comédie-Française, Eric Ruf s’attaque à une œuvre testamentaire qui marque l’histoire du théâtre du XXe siècle. Le Soulier de satin résume toute la vie de l’auteur et fait écho chez le metteur en scène dans tout ce qu’il dit de la traversée d’une vie de luttes, entourée d’être chers. Une grande aventure théâtrale qui nous parle d’amour et du combat entre le bien et le mal. 8 heures et 30 minutes de communion, de partage et d’ensemble avant un dernier adieu.
« L’ordre est le plaisir de la raison mais le désordre est le délice de l’imagination » – Paul Claudel
Historiquement créé dans la salle Richelieu en 1943 Le Soulier de satin a longtemps été considéré comme une pièce injouable et ennuyeuse. De quoi s’interroger sur la nécessité et la pertinence de monter Claudel aujourd’hui, si ce n’est de faire un clin d’œil à Jean-Louis Barrault et à certains des acteurs, qui comme Didier Sandre auront joué dans les deux adaptations.
L’intrigue tourne autour de la passion contrariée entre Doña Prouhèze et Don Rodrigue, sur fond de conquêtes et d’évangélisation en Espagne et en Amérique au XVIIe siècle. L’amour impossible, la conquête du monde, la foi semblent être des thèmes finalement assez communs qui nécessitent une prise de position audacieuse pour redynamiser le propos. On aurait pu imaginer que pour son départ l’administrateur, metteur en scène et comédien qu’est Eric Ruf fasse davantage preuve d’audace sur le sujet choisi. Certes il y sera question d’ascension et de chute, de stratégies politiques ce qui n’est pas sans nous rappeler certains enjeux actuels. Si le metteur en scène ose, c’est par le simple choix de cette pièce et la forme qu’elle représente. Il fait honneur aux membres de cette grande maison en leur offrant à jouer des trajectoires de vie et en valorisant l’expérience artistique dans le temps de la fiction et dans celui de la représentation.
Il s’agit plutôt de célébrer la troupe et la beauté de suivre des personnages sur des années. Une traversée peu commune au Théâtre. Claudel montre l’humanité toute entière déployée sur plusieurs continents. Une pièce monde qui magnifie la force de la troupe et de la choralité.
Avouons tout de même que le texte n’est pas des plus accessible de par son esthétique baroque et son onirisme un peu lourd. Le spectateur est pourtant marqué puissamment par la poésie, le rêve et la vaine espérance qui émanent des mots de Claudel. Et ce sont les femmes qui véhiculent le plus cette beauté de la langue et la force du dilemne. Claudel trouve un rythme à travers un théâtre de situations, parfois drôle, souvent terrible, qui maintient l’éveil et franchit la barrière de cette langue musclée.
« Alors, pendant qu’il est encore temps, tenant mon cœur dans une main et mon soulier dans l’autre, Je me remets à vous ! Vierge mère, je vous donne mon soulier ! Vierge mère, gardez dans votre main mon malheureux petit pied! » – Doña Prouhèze – Le Soulier de satin, de Paul Claudel

Ah ! Ce ne sera pas long à comprendre que je suis la joie, et que c’est la joie seule et non point l’acceptation de la tristesse qui apporte la paix » – Doña Musique – Le Soulier de satin, de Paul Claudel
Eric Ruf est un metteur en scène respectueux de la volonté de Claudel. Pas de grand décor ou de scénographie chargée, place au dépouillement et à l’espace vide de la scène et de ses matériaux bruts. Eric Ruf a réutilisé d’anciens décors de toiles plissées et a de nouveau collaboré avec Christian Lacroix pour les costumes chatoyants et finement brodés. La sobriété est le maître mot, la place est faite aux accessoires et au texte. Les comédiens entrent et sortent spontanément, traversant le public sur le pont du temps. Ils sont accompagnés de quatre musiciens qui habillent la scène et la salle en traversant Purcell, Bach, Schumann…et tant d’autres.

Bien sûr, comme la plupart du temps, les acteurs de la Comédie-Française sont une valeur sûre et transcendent les textes qu’ils incarnent. Marina Hands et Edith Proust nous éblouissent de leur sensibilité et de leur force mais aussi par le décalage qu’elles apportent à ces femmes. Didier Sandre, Laurent Stocker, Suliane Brahim, Birane Ba campent des personnages complexes brillants de dualité et de fragilité. N’en déplaise à Claudel, c’est à regret que Camille explose trop tôt alors que c’est un rôle sublime, porté avec charisme et ambivalence par Christophe Montenez.