Qu’avez-vous souhaité mettre en avant dans cette pièce qui oscille entre rêve et résignation ?
Marie-Christine Soma : La vivacité du texte. C’est cette impossibilité de formuler un désir et de le vivre, nous sommes en plein dedans. On ne doit plus rien déranger sous peine de causer une catastrophe.
Daniel Jeanneteau: C’est une pièce qui parle de la difficulté que nous avons à vivre la paix. Eux-mêmes parlent de l’occupation allemande en disant que les vieux vivent toujours des moments plus authentiques, plus vrais. L’histoire du monde est faite d’une alternance de moments de paix, fragiles et de catastrophes. Même les moments de paix que nous vivons, continuent à avoir la mémoire inconsciente des grandes catastrophes historiques. À la fois nous vivons avec le sentiment de ne pas nous incarner suffisamment, de jouir d’une liberté dont on ne sait rien faire, nous sommes tellement protégés. En même temps cette sécurité nous enlève cette excitation de vivre qui est liée avec la possibilité de mourir. On ne meurt plus, on meurt vieux, trop vieux, c’est un phénomène de société épouvantable. Il y a quelque chose qui ne va pas qui est relié à l’espèce humaine. Il faut assumer cette mort dans sa propre vie et s’inscrire dans un mouvement de passage. Du coup la pièce explore ça, c’est un symptôme. Elle opère une sorte de coupe très délicate et transversale dans toutes les dimensions de l’existence de deux personnes. Elle montre cette incapacité grandissante à vivre le danger de vivre.
Comment gérer l’humour omniprésent afin de ne pas dénaturer ce propos ?
M-C.S : Nous y avons sans cesse pensé. Il ne faut pas aller contre l’humour qui est dans le texte mais ne pas oublier tout le fondement de cette écriture. Yoann Thommerel n’a pas écrit une pochade pour s’amuser. Il y a derrière toute une métaphysique de l’être. Dans le travail avec les comédiens nous avons toujours été dans un va et vient avec cela, en leur laissant beaucoup de liberté pour explorer la partie drôle, tout en les poussant à aller vers une sensibilité exacerber, afin de sentir la faille chez l’un et l’autre. Nous avons beaucoup travaillé sur cette amitié, sur cette manière de porter l’autre. Des moments d’effondrements, de lâchés prises, mais aussi d’émotions qui nous serrent la gorge.
D.J : Dès la première lecture, nous avons perçu l’humour de la pièce comme un des instruments de la profondeur. Ce n’est pas en contradiction. L’humour réveille des échos et fait affleurer des moments d’émotions. C’est un moteur dans cette pièce.
Il y a une complicité fabuleuse entre les deux comédiens que l’on connaissait dans le Hamlet de Vincent Macaigne. Pourquoi ce choix de Pascal Rénéric ?
D.J : On tournait autour de lui depuis un moment. J’avais failli l’engager dans un de mes précédents spectacles à La Colline, et je l’avais vu jouer dans plusieurs spectacles. C’est un comédien complexe, qui est fêlé dans le meilleur sens du terme. Il y a une faille en lui, à l’intérieur de laquelle il a une liberté d’une énergie et d’une inventivité sans limites.
M-C.S : Quant à Jean-Charles Clichet, nous avons pensé à lui assez vite car c’était important que les deux acteurs se connaissent. Une sorte de Laurel et Hardy, ils sont avant tout un couple.
La scénographie est ludique et ce n’est pas un décor, elle s’inscrit vraiment dans la pièce.
D.J : Au départ il s’agit d’une intuition de Marie-Christine qui est très liée à l’écriture. C’est un cas assez rare ou la typographie même de la pièce et l’utilisation de caractères, d’icônes, a amené l’idée du graphisme. La figuration imprimée de l’édition amène une forme d’imaginaire du plateau. Du coup, l’idée d’écrans géants.
M-C.S : Où l’on pouvait à la fois écrire et balancer de l’image.
D.J : C’est une page de plein pied qui permet toute intervention, avec cette qualité géniale d’être transparent. Il y a un hors champs, c’est d’une trivialité totale. Tout est moche dans cette scénographie et ça nous plait. A la base il n’y a pas de beaux objets d’Art, mais elle est dotée de vie, elle s’anime.
M-C.S : Ce n’est pas un espace qui va suggérer. En dehors de lui-même, il est comme un objet concret qui dessine peu de choses. C’est seulement un écran et un camion, voilà tout.
D.J : On joue avec l’écran en lançant une balle dessus, il y a un imaginaire infini.
Vous travaillez ensemble depuis 2001. Comment accordez-vous vos visions ? A la fois une sensibilité féminine et une autre masculine.
M-C.S : Sur le choix des textes nous sommes toujours tombés d’accord assez vite.
D.J : Nous n’avons jamais tergiversé très longtemps. Le point de départ est toujours dans un partage évident. Les équilibres changent ensuite selon les spectacles.
M-C.S : Personnellement j’ai toujours du mal à me situer en tant que femme, peut-être parce que le métier d’éclairagiste est un métier d’homme. Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir une approche féminine. Je n’aborde pas les questions comme cela, je trouve que c’est trop restrictif. Il n’y a pas de vision dégradante dans la pièce, ce que j’ai pu pourtant entendre. Nous avons à la fois du féminin et du masculin en soit, nous les conjuguons.
D.J : Entre nous cela n’existe pas. Je pense quand même qu’il y une forme de complémentarité entre nous qui peut venir de là. Je ressens profondément que j’acquière par ce qu’est Marie-Christine, une dimension que je n’ai pas et vice versa. Travailler ensemble c’est s’augmenter de la puissance et de l’intelligence de l’autre. Indépendamment de ça, j’ai déjà ressenti que la pratique du théâtre pour moi, était comme s’inscrire dans une forme de devenir féminin. En tout cas, cela m’aide à assumer d’une façon plus large mon existence. D’une certaine façon je me préfère dans le travail du théâtre que dans la vie quotidienne.
M-C.S : Le théâtre si on le fait de façon belle, cela permet de devenir plus que ce que vous êtes individuellement. C’est comme beaucoup d’Arts, mais celui-là brasse beaucoup de monde. Cela oblige à se développer ce qui peut nous pousser à se nourrir de sensibilités masculines ou féminines mais comme de beaucoup d’autres choses. Le théâtre est un endroit où nous sommes dans la dépossession et c’est ce qu’il faudrait sans cesse rechercher.
D.J : Une des choses qui nous relie est que nous ne faisons pas du théâtre pour parler de nous-mêmes, pour nous exprimer. Cela nous paraitrait même un peu vulgaire. Nous ne sommes pas étrangers, ce sont des spectacles plutôt intimes mais ce qui nous intéresse c’est comment cela nous éprouve. Comment sommes-nous risquer par ce que nous faisons, comment le monde nous traverse-t’il ?! Je pense que nos expériences de théâtre ont agies sur nos destins. Si cela ne nous risquait pas, si nous n’étions pas en danger nous prendrions moins de plaisir.
M-C.S : Avec aussi l’espoir qu’ayant traversé une vraie aventure, cela fera vivre une vraie expérience au public.
D.J : Nous ne faisons jamais semblant de penser, nous essayons toujours de travailler sur une grande sincérité que nous demandons aux comédiens.
Quelle est votre vision du théâtre dans notre société ?
M-C.S : Comment faire pour que le théâtre soit une expérience ? La politique culturelle depuis trente ans est de faire du chiffre. Or nous venons tous les deux de milieux ouvriers. Ce qui nous sauverait serait de repenser que nous travaillons pour une personne. On changera peut être la vie d’une personne. Vitez disait « Le théâtre élitaire pour tous ». Si c’est pour un, peut être que politiquement, cela sera pour tous. Aujourd’hui un Théâtre est comme une usine. Je ne sais pas jusqu’à quand les gens auront encore besoin de cette confrontation entre le vivant et le vivant. Parfois j’ai peur. Je me dis qu’à force d’écran…
D.J : Je pense que les gens auront toujours besoin de contacts mais cela ne se fera peut-être plus selon ces modèles-là. Ce qui se passe en ce moment en France avec le Théâtre disons public qui connait un grand développement est un modèle qui s’essouffle et est terrorisé par une espèce de rétrécissement de la vision politique qui se résume à une tentative impossible de bonne gestion. Les pays sont dans le fond, privés de liberté. Il y a une pression considérable pour justement tout réduire à la plus pauvre efficacité, ce qui exclut les productions symboliques. Tout le soutien qui s’est développé en France, ce soucis que nous avons eu de donner une place à la société et par la société à ce qui la conteste et la remue, la bouleverse, l’interroge ou l’ennuie, devient insupportable. La décentralisation sur ce plan-là est une catastrophe absolue. C’est presque devenu impossible de défendre une vision un peu exigeante. Faire confiance au public, estimer le public et penser que chacun est capable de rencontres. Nous nous sommes beaucoup battus pour diffuser cette pièce face à des directeurs de Théâtre qui ont peur de faire peur. Cet affaissement de la pensée qui dirige les Théâtres en France est responsable de cette évolution. Il faudrait du courage, accepter de déplaire. Un public c’est une rencontre, une histoire d’amour qui doit durer longtemps.
Théâtre de la Colline