Übü Kiràly, d’Alfred Jarry par Alain Timar

Ubu Kiràly

Après l’incroyable mise en scène d’Ubu Roi de Dan Jemmet, la saison passée, le Théâtre de L’Athénée accueille le Théâtre Hongrois de Cluj, associé à Alain Timar pour leur Ûbü Kiràly. Etonnants d’inventions et d’originalité, ils offrent, à ce texte, une interprétation recherchée et surprenante de dynamisme. Les vérités enfouies de l’homme apparaissent au grand jour et le portent à réfléchir sur ses actes.

Dans la lignée de sa famille d’Ubu, Jarry nous présente Père Ubu, un gros bougre avide de pouvoir et sa femme, Mère Ubu, une manipulatrice à la jambe légère. Alliés dans les mensonges et la bêtise humaine, ils useront de complots afin de prendre la place de Venceslas, roi de Pologne. Cette pièce est une véritable satyre sociale, mettant en valeur l’ascension et les réactions humaines face au pouvoir. A travers stratagèmes, sauvageries, pulsions et grossièretés, chacun tentera d’atteindre son but. Les bonnes manières disparaissent au profit de l’homme dans toute sa cruauté saugrenue. Le langage particulier de l’œuvre de Jarry donne à ses personnages des visages atypiques de l’Homme, dans sa cupidité, son avarice et ses vices les plus profonds. Par le biais de ces portraits, l’auteur questionne la vénalité et l’avidité à toujours vouloir gouverner. Le propos est radical, centré sur l’homme primaire, trop sûr de ses acquis. La pièce est interprétée en Hongrois, mais sous-titrée en partie afin d’aller à l’essentiel du contenu. Cette économie de mots non traduits renforce la présence des acteurs et l’importance de leur corps. Le spectateur est donc davantage concentré visuellement et observe avec plus d’intérêt la métamorphose de ces artistes vers l’incarnation de leurs personnages.

La démarche originale et étonnante réside dans l’ingénieuse scénographie qui met en évidence les talents de plasticien d’Alain Timar. Le plateau est nu, délimité par deux rangs de chaises à cours et à jardin. Dans le fond de la scène, au centre, un épais rouleau de papier fixé sur un dérouleur, intrigue. Après l’usage de la craie chez Benedetti, l’envie d’un décor en train de se faire est prolongée par Alain Timar. Ainsi, le papier déchiré et découpé pendant l’action dramatique permet la confection de costumes et d’objets. Ce choix ambitieux, car instantané, instaure une ambiance particulière, rappelant les cours d’école et les jeux d’enfants. Les comédiens inventent ainsi leurs déguisements et signifient simplement, mais efficacement, leurs personnages. La superposition des couches de papier sur leur tenue beige de base les transforme aussitôt en quelqu’un d’autre. Ainsi, Père Ubu est reconnaissable par son gros ventre et Mère Ubu par sa généreuse poitrine et son imposant fessier. Le roi conserve sa couronne et son spectre ; quant aux chevaliers, ils sont dotés d’éperons et d’épées. Tous les costumes sont représentatifs de la qualité et de la fonction de celui qui le porte ; parfois même, somptueux et très stylisés. Mais nous sommes surtout étonnés par l’étonnant défilé de la cour royale, où monocles, nœuds travaillés et chapeaux extravagants se mélangent. Toutes les pièces du décor se fabriquent dans la minute, sous notre regard émerveillé. Un véritable travail de précision, de rapidité et de manipulation est effectué et si bien géré qu’il ne crée aucune longueur. De plus, les comédiens maîtrisent parfaitement l’espace en réutilisant constamment du papier déchiré, ce qui empêche l’apparition d’une « déchetterie », étouffant la scène.

Le Théâtre de l’Athénée, apprécié pour ses mises en scène aux partis pris tranchés et forts de sens, ne déroge pas à sa règle. Plus qu’une direction d’acteur, il y a cette idée d’un laboratoire expérimental à travers une expérience collective. Alain Timar multiplie les Pères Ubu et les Mères Ubu (douze au total) afin de mener une véritable réflexion politique et sociale sur l’identité. Chacun, dans le public, porte en lui un peu de cette absurdité qui caractérise et permet de caricaturer ces figures grotesques. Pauvres hommes que nous sommes ! Toujours acteurs, tantôt spectateurs, et parfois musiciens, ces artistes incarnent des personnages puis s’en éloignent pour favoriser la prise de conscience de la condition humaine. Les rôles tournent et les places s’échangent afin de souligner les travers de l’Homme et l’universalité de la pièce. Chacun contribue à l’atmosphère ambiante : celle d’une fête accompagnée par la musique et la présence d’une fanfare. Trompettes, saxophones et autres instruments à vents rythment et créent le dynamisme de l’action saccadée. Les scènes s’enchaînent, mais ne se ressemblent que dans leur dérision et leur humour cocasse. A travers sa mise en scène, Alain Timar se réapproprie et prouve la modernité du message sous-jacent de Jarry.

Les jeux des comédiens respectent les codes du théâtre de l’absurde tout en mettant en relief les provocations du texte de Jarry. L’accent est porté sur les corps qui évoluent et se transforment. C’est par le corps que l’on devient quelqu’un d’autre et grâce à lui que l’on s’exprime. Ces acteurs, tous plus talentueux les uns que les autres, incarnent avec aisance et instinct l’humour gras et le ridicule de la pièce. Leur présence, à elle seule, suffit à construire un monde parallèle, un monde visuellement imaginé par le spectateur qui a quitté la réalité pour rejoindre le récit de cette bêtise humaine. De plus, les comédiens s’imprègnent des situations avec tellement de fluidité et d’instantanéité que nous pouvons, parfois, nous détacher du texte et des écrans. Un réel partage est alors instauré avec le public. Le quatrième mur disparaît et laisse place à la générosité et à la surprise. Les spectateurs finissent même par s’attacher à ces personnages monstrueux qui ne reflètent qu’une vérité exagérée : la nôtre.

La démarche d’Alain Timar est osée ; mais quelle splendide réussite ! Quel merveilleux hommage au texte de Jarry ! Quelle preuve incontestable de la pérennité de son œuvre dont la réalité hante chaque époque ! Au-delà d’une vision aiguisée, c’est une mise en valeur du travail du comédien dans sa capacité à explorer différentes peaux. Ce travail d’expérimentation qui, ici, est voulu, manque cruellement au théâtre d’aujourd’hui. Faute de temps. Le talent d’Alain Timar, allié à la performance de ces comédiens Roumains, ont provoqué l’unanimité et les applaudissements n’ont cessés de redoubler. Aujourd’hui, il nous prouve que l’union de notre culture française et du théâtre étranger ne peut qu’éblouir la Scène. Le succès, de plus en plus récurrent, des compagnies étrangères dans les Institutions Françaises apporte une autre vision du Monde. Néanmoins, ce succès crée également le débat autour de l’exemplarité et le talent du Théâtre et des Comédiens Français…

Théâtre de l’Athénée

Übü Kràly, d’Alfred Jarry mise en scène d’Alain Timar

Avec Áron Dimény, Csilla Albert, Csilla Varga, Emoke Kató, Eniko Györgyjakab, Ervin Szucs, Júlia Laczó, Loránd Vatá, Loránd Farkas, Sándor Keresztes, Tünde Skovrán, Zsolt Bogdán

En tournée en France, surement au Théâtre des Halles à Avignon pendant le OFF 2013

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