Cette rentrée théâtrale est aussi celle de Christophe Rauck qui a quitté le Théâtre du Nord pour prendre la direction du Théâtre des Amandiers de Nanterre, en pleine crise sanitaire. En travaux jusqu’en 2022, c’est dans une salle éphémère très stylisée que le metteur en scène nous présente son adaptation d’Henry VI, de William Shakespeare, le spectacle de sortie de la Promotion 6 de l’École du Nord. Après Thomas Jolly et son marathon de 18 heures, Christophe Rauck s’empare de cette épopée qu’il remet entre les mains de comédiens, qui malgré leurs jeunes âges, nous embarquent vigoureusement dans ce voyage sans répit. Un vent de tradition et de modernité souffle sur la scène et révèle d’indéniables talents.
Resituons l’œuvre shakespearienne qui traverse un demi-siècle d’Histoire et nous berce de 12 000 vers à travers 15 actes. Le roi Henry V vient de mourir et le royaume d’Angleterre pleure son souverain sur fond de guerre de Cent Ans. Débute alors le règne d’Henry VI, enfant puis jeune garçon dévot et doux, mal préparé à la ruse et à la brutalité des manœuvres politiques de son entourage. Tandis que les batailles se succèdent en France contre une armée menée par Jeanne d’Arc, les divisions et rivalités se multiplient à la Cour anglaise. Dans un climat de perpétuelle méfiance et de conflits entre seigneurs, la Couronne, de plus en plus convoitée, est fragilisée par le mariage raté d’Henry VI et par les émeutes populaires menées par Jack Cade. Le roi perd ses meilleurs alliés et serviteurs. L’avidité et l’orgueil prennent le pas sur le dévouement et la bonté. Affaibli, le roi est finalement déposé, puis restauré, balloté par les conséquences de la guerre civile entre les maisons d’York et de Lancastre, qui se durcit sous le coup de volontés aux appétits inflexibles. La barbarie s’installe au cœur d’un royaume d’Angleterre souffrant. La paix revient, à moins qu’elle ne soit qu’un simulacre…
Pour simplifier la scénographie qui n’est pas encore définitive, Christophe Rauck utilise le même mécanisme que dans son adaptation de Départ volontaire, de Rémi De Vos. Seul un plateau tournant, un écran et un gradin constituent le décor de cette grande scène. Tout au long du spectacle le plateau s’habille de différents éléments ; un rideau de velours rouge et un harnais tomberont des cintres, un cheval forain arrivera des coulisses, les ducs joueront au golf et de la fumée se répandra encore et encore. La tournette au sol permet de créer des effets esthétiques originaux et des luttes d’influences ingénieuses. L’espace qui semble vide au départ est suffisamment habité par les conspirations, les péripéties et les états d’âmes des 150 personnages. C’est toute une humanité qui se déploie devant nous. Un véritable Théâtre de la vie dans lequel le pouvoir est central. Chacun est prêt aux mensonges les plus vils, aux trahisons les plus pernicieuses et aux meurtres les plus lâches pour prendre la place de ce jeune roi fragile et trop sincère qu’est Henry VI.
Une mise en scène rythmée à la partition sans failles ressort de la collaboration entre Christophe Rauck et Cécile Garcia Fogel. Les entrées et les sorties sont millimétrées, les épisodes s’enchainent sans relâche et le souffle ne retombe jamais. Le metteur en scène apporte la dose nécessaire de légèreté et d’humour salvateur à travers une modernité qui passe par l’usage de la vidéo. En miroir de notre société envahit par les médias qui relayent la moindre actualité, des personnages s’improvisent journalistes du 18e siècle. À l’instar des chaînes d’informations en continu, nous retrouvons une reporter sur le terrain des manifestations, qui ne sont pas sans nous rappelées les émeutes populaires de notre 21e siècle !
Seize comédiens endossent tous les rôles et se parent des contradictions et des paradoxes humains qui parcourent la pièce. Ils relèvent tous ce défi avec détermination et panache mais trois d’entre eux tirent leur épingle du jeu. Joaquim Fossi comédien physique, offre à John Talbot un costume grotesque et une attitude malhabile qui dévoilent une touche de dérision bienvenue. Il est un Duc de Suffolk délicieusement fripon et ambitieux. Antoine Heuillet étonne par la maturité, l’engagement et la conviction qu’il apporte à Humphrey de Lancastre Duc de Gloucester. Un être dont la poigne évidente laisse parfois apparaître une belle sincérité. Quant à Paola Valentin, il suffit de fermer les yeux pour se laisser traverser par sa voix sulfureuse et éraillée. Elle porte une parole à travers la sainte et conquérante Jeanne d’Arc à laquelle elle offre le feu sacré.