Alain Françon – Metteur en scène de Solness le constructeur

Les auteurs que vous montez dressent les portraits d’une société. Vous vous intéressez aux rapports humains ? 

En effet, mais sur des territoires qui ne sont jamais les mêmes. Le rapport humain dans le monde de l’entreprise chez Vinaver n’a rien à voir avec les situations extrêmes qu’on peut trouver chez Bond. Pareil dans le théâtre d’Ibsenen ou de Tchekhov. Ce sont des auteurs passionnés par les relations humaines, sociales, mais sur des modes totalement opposés.

Déjà, dans La Trilogie de la villégiature et Oncle Vania, vous vous étiez dirigé vers une scénographie réaliste, propice à une ambiance particulière. Il est important pour vous de créer des atmosphères ?

Il ne s’agit pas d’ambiances. Je pense que les décors ne sont pas naturalistes. On pourrait jouer Solness avec une table et trois chaises. Je n’ai pas envie de le faire car je pense qu’il y a plusieurs corps de métiers qui seraient appelés à disparaître. Il est plutôt question d’un espace selon un ensemble de signes, dans lequel tous les paramètres entrent : la lumière, les formes, les couleurs. Pour Oncle Vania et Solness, c’est le même système : des surfaces inscrites dans une boîte noire. La majeure partie du texte est à l’air libre ; il n’est pas contenu dans des murs au contraire. La parole qui est enfermée dans des situations fait partie du naturalisme. Le noir et le fait de toujours jouer en marge de l’espace ne deviennent pas des contenants des situations. Je trouve ça important.

Dans vos mises en scène, il y a parfois une ambivalence entre réalisme et fiction. Souhaitez-vous conserver ou briser l’illusion théâtrale ?

Il faut que l’illusion soit brisée. Dans La Trilogiede la villégiature, Goldoni avait déjà écrit cela. Giacinta quitte l’action et s’adresse au public. Dans Solness, il y a beaucoup de texte où les acteurs viennent à la face du plateau, comme s’ils sortaient de l’action. Alors nous ne sommes plus en situation naturaliste d’écoute ou de diction du texte. Ce qui est intéressant, c’est de revenir, de temps en temps, à des choses concrètes, élémentaires, et puis de s’en éloigner. Il faut que ce soit en mouvement de l’un vers l’autre. Dans l’écart.

Vous aimez marquer le déroulement du temps ?

On ne sait jamais comment réaliser le passage du temps. A mon avis, on le réalise en étant dans le présent. Je demande toujours aux acteurs d’être dans l’instant et de jouer avec ça, de ne anticiper. Il me semble que l’instant contient toutes les contradictions. On essaye de ne jamais jouer des schémas trop préfabriqués ou caricaturaux.

Avez-vous été séduit par ce conquérant qui devient coupable ? Par ces âmes emprisonnées ?

Ce qui m’a intéressé, c’est l’éternel problème d’Ibsen. Il a toujours pensé que la seule chose qui nous incombait, à tous, était que chacun se réalise, aussi bien dans la vie courante qu’artistique. Il ajoute que tant que nous aurons tous cette tâche à accomplir, c’est la meilleure façon de trouver forme et appui pour définir ce qu’est l’humanité. Il avait d’autres termes pour en parler, comme le « sérieux ». A seize ans, il a tout quitté ; il n’est revenu d’exil qu’à soixante-dix ans. Il ne pouvait pas vivre dans la demi-conscience ; il appelait cela la saleté. Il fallait qu’il soit dans l’éclairci. On pourrait comparer cela à des philosophes américains, comme Emerson, les tenants du perfectionnisme moral. Il faut être en dehors de la conformité, essayer de trouver la hauteur et la manière de s’auto-réaliser parce que c’est le meilleur moyen d’être avec les autres. Ici, évidement, c’est un échec.

Quelle est l’influence du personnage d’Hilde ?

Elle est là pour ramener le passé du constructeur et véhiculer une image qui est celle de la hauteur. Solness vit avec une morte, sa femme ; de l’autre côté, Hilde est une force de vie. Le problème, c’est que c’est un personnage qui n’a pas d’histoire. Elle vient de l’espace de la montagne où elle vit avec son père ; c’est tout ce que nous savons. C’est une force positive pendant un temps ; elle remonte Solness de l’abîme profond creusé par sa femme. Mais c’est une femme-enfant, elle n’a pas suffisamment de compréhension de ce qu’est le monde. Son rêve de princesse est de construire un château dans les airs. Il y a beaucoup de présomption chez les deux personnages. C’est donc une force de vie qui n’est pas centrée dans le bon sens et qui, en fait, mène à la mort. C’est propre aux pièces d’Ibsen ; il fait tomber Solness pour ne pas tomber lui-même. Toutes ses pièces sont pratiquement des échecs.

Quelle est votre vision du Théâtre aujourd’hui ?

Si je parle de production, je trouve cela lamentable. Le Théâtre est dans une situation de production détestable pour les comédiens et les gens qui y travaillent. D’autant plus, qu’un jour, le statut scandaleux des intermittents sera mis sur la table. Même dans les établissements publics comme celui-ci, que j’ai dirigé pendant 13 ans, la production de spectacles et les saisons sont devenues beaucoup plus compliquées à mettre sur pied. Quant au reste, pour parler de la forme, j’ai beaucoup de doutes sur certains spectacles qui nous dicteraient, aujourd’hui, ce qu’il faut faire. Je trouve, aussi, qu’il y a toute une partie de la doxa théâtrale qui ne fait qu’entretenir les idées reçues et la bêtise commune. Tout cela fait que le paysage est bien triste, peu inventif, peu dynamique et pas toujours intelligent.

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