Sa nomination à L’Odéon en a fait jaser plus d’un, mais aujourd’hui, pour sa première mise en scène dans son Théâtre, Luc Bondy présente avec succès un texte audacieux d’Harold Pinter. Malgré les 48 ans qui nous séparent, Le Retour conserve tout son sens et une force dramatique transmise par les brillantes interprétations des comédiens.
Au sein d’un huis clos, dans le nord de Londres, quatre personnages atypiques, aux caractères bien trempés, occupent la maison familiale. Il y a le père, noyau dur et brut qui dirige ses deux fils, et leur oncle, chauffeur de taxi, écrasé par la vie. L’aîné est un souteneur à tendances obsessionnelles et le plus jeune, un futur boxeur, dépourvu d’intelligence et de jugement. Dans ce schéma bien ficelé s’immisceront deux personnages qui changeront, à jamais, l’ordre des choses : il s’agit d’un troisième fils, un docteur en philosophie, dénué de confiance en lui. Il est accompagné de sa femme, Ruth, une silencieuse blonde, qui se révèlera peu à peu. Cette entité familiale, en apparence, renferme des écorchés qui tentent de survivre seuls parmi les autres et leurs névroses. Chacun essaie de maîtriser les situations, toutes empreintes d’une atmosphère froide, régie par la peur de l’autre et la violence constante. On s’exprime seulement en fonction de l’autre, pour l’attaquer, le questionner ou se défendre. La conscience et la perception de soi sont alors modifiées et laissent place à des âmes errantes, en conflit avec leur intérieur.
La mise en scène et l’étonnante direction d’acteurs sont, en effet, basées sur l’étude des comportements de ces personnages enfermés. On observe sans cesse leurs réactions, surtout face au changement et à l’intrusion. L’arrivée de Ruth, le seul personnage féminin, constitue le bouleversement de l’action et renforce la psychologie ombrageuse et tordue des personnages ; elle marque un choc : le passage d’une réalité, d’un univers rationnel, à une réalité révoltante. Ruth accepte de laisser son mari rentrer seul aux Etats-Unis afin de se prostituer en bonne âme et conscience pour le compte de ses beaux-frères. La proposition est considérée avec beaucoup d’intérêt ; les négociations débutent avec une surprenante passivité, comme s’il s’agissait d’une offre quelconque et banale. L’horreur devient alors une norme. C’est ce remaniement des codes et de la logique, ajouté à cette nonchalance constante qui sont le plus intéressants. Rien ne contrarie, personne n’est heurté ou ne semble indigné par les propos tenus et les idées saugrenues. Tout est considéré avec calme et indifférence. Il règne une forme d’insouciance face à la manipulation dont Ruth semble être l’objet ; un semblant de goût amer, qui pousse à tout accepter par abandon devant la fatalité. Cependant, cette impassibilité met également en avant la liberté d’un sexe qui s’autonomise et revendique ses décisions. A l’époque de Pinter, nous imaginons que Ruth devait faire scandale car elle assume son choix et le discute, aussi dégradant soit-il. Il y a là une liberté de pensée totale, et sans retenue, qui écrase toutes les règles et de bienséance et de hiérarchie des pouvoirs. La femme apparaît et chamboule tout sur son passage. Elle a le droit à la parole et s’en sert à bon escient. Consciente de son pouvoir et de ses atouts, elle prend le dessus sur ce huis clos masculin. La notion de réalisme qui plane tout au long de la pièce est renforcée par le choix du décor, aux proportions plus cinématographiques que théâtrales. L’immense plateau, recréant un intérieur domestique dans les moindres détails, appuie la sensation d’intrusion au sein d’une intimité spécifique. Le spectateur se retrouve projeté dans un univers suspendu, coupé de l’extérieur. Une sorte de laboratoire humain, dénué d’amour et de sentiments. Certains se révèlent, d’autres s’effacent et abandonnent naturellement. Dans un premier temps, lieu de la discorde et de la séparation, il devient celui de l’union des hommes, dans l’horreur et le vice. Chacun contrôle la vie de l’autre qui combat lui-même cette emprise.
L’effroi de ce texte, la difficulté dans le rapport à l’autre sont parfaitement exprimés à travers la magnifique famille de comédiens que Luc Bondy réunit sur scène. Brillant acteur, surtout connu en Allemagne, Bruno Ganz interprète avec force et charisme ce patriarche brutal, cet homme malin qui oscille entre pulsions et réflexions. Son énergie et sa poigne lui donnent la place de maître du jeu qui effraye et intrigue ; un homme, en somme, craint et respecté. A ses côtés, habitué à la direction de Luc Bondy, étonnant de talent et de transformations dans Les Chaises, aux Amandiers, Micha Lescot continue de surprendre. Lenny, fils instable et rejeté, curieux phénomène attachant et insaisissable, illumine la scène et lui offre une note et un ton particuliers. Il incarne, avec beaucoup de justesse et de sensibilité, ce déséquilibre mêlé à de la perversion et à une solitude profonde. Faisant toujours preuve d’une grande souplesse corporelle et d’une facilité à se fondre dans l’incarnation, il apparaît indéniablement comme le personnage le plus abouti. Qui, de Micha Lescot ou de Lenny, dirige l’autre ? Nous ne le savons plus très bien. La seule vérité reste celle de sa capacité à créer une réalité troublante qui nous déstabilise et remet en question la légitimité du lieu dans lequel nous sommes assis. Quant à Emmanuelle Seigner, elle est très juste dans cette passivité qui bascule à certains moments. Provocante et lucide, elle incarne, avec mystère et spontanéité, cette femme libérée et indépendante. Maîtresse de sa famille et de ses décisions, elle fait évoluer Ruth et la découvre plus traîtresse que femme fidèle. Louis Garrel, Pascal Greggory et Jérôme Kircher interprètent également leur personnage avec brio. Ils font juste partie du clan plus effacé et moins décisionnaire de cette famille qui cherche le sens à travers des buts.
Etonnant portrait de famille que nous présente Luc Bondy ! Choisir de monter cette pièce c’est vouloir déranger et heurter les sensibilités. En renversant les codes, en transgressant les habitudes et en acceptant l’inacceptable, le Directeur de L’Odéon interroge la nature humaine. Il pose la question d’un système régi par des convenances, de ses limites et de sa légitimité. Comment réagirait-on si l’immoral devenait morale?
Théâtre de L’Odéon
Le Retour, d’Harold Pinter mise en scène de Luc Bondy
Avec Bruno Ganz, Louis Garrel, Pascal Greggory, Jérôme Kircher, Micha Lescot, Emmanuelle Seigner
Du 18 octobre au 23 décembre 2012