Si Georg Büchner devait être un mot, il serait « la vertu ». Terme tant de fois évoqué par les personnages de cette trilogie qui tentent, en vain, d’agir dans cette idée du « bien » pour leur société. Parviennent-ils, cependant, à distinguer le bien du mal et à s’éloigner de cette frontière si mince qui les sépare ?
Ingénieuse idée de Ludovic Lagarde de présenter, au Théâtre de la Ville, au cours de la même soirée, Woyzeck, La Mort de Danton et Léonce et Léna. Ecrivain mystérieux, à la plume intouchable et souvent incomprise, car très onirique, Büchner apparaît comme un défi de taille, un texte parfois trop politique et historique pour être à la portée de tous et confiné au lieu clos d’un Théâtre. Néanmoins, le metteur en scène relève ce pari osé d’atteindre parfois l’inatteignable et y parvient par le biais d’une mise en scène structurée et représentative de la démence des personnages, et avec l’aide de comédiens investis. S’ajoute à cela, une scénographie de très bon goût, simple mais astucieuse, qui inscrit ces trois pièces dans une parfaite cohérence chronologique. En effet, Ludovic Lagarde a choisi de conserver une même structure de base dont l’intérieur évolue et se peaufine au fil des époques. Ainsi, défilent devant nos yeux, un univers bourgeois, suivi d’une chambre sous la Révolution, puis un intérieur confortable du XXIe siècle. Ce fil conducteur amplifie l’intemporalité de ces portraits d’hommes, mais aussi de femmes, qui sont liés les uns aux autres dans cette idée d’injustice et de solitude suprême. Au-delà de cette corrélation, nous pouvons réellement parler d’une scénographie design et très esthétique, surtout en ce qui concerne les éclairages dont les couleurs vives se rapprochent des néons et offrent à ce décor, lourd de sens, une touche de fraîcheur et de contemporain. Car, si le décor est léger et neutre, les sujets n’en restent pas moins amères et violents.
Dans Woyzeck, l’accent est mis sur le portrait de cet exclu d’une société de pensée, sur ce paria possédé qui se transforme en véritable sujet d’expériences. Woyzeck incarne, à lui seul, la rébellion de l’homme qui, à défaut d’une parole censée, s’exprime à travers ses actes. Etouffant à l’intérieur de son corps qui le provoque, il se laisse aller à la démence et à la prise de liberté d’une mort qui l’obsède et le traque. Son personnage semble annoncer la triste malédiction de ceux qui lui succèderont.
Quoique d’un milieu bien plus intellectuel et cultivé, Danton et son entourage incarnent cette perte de maîtrise de leur comportement. Happés par une Révolution qu’ils ne contrôlent plus, tentant de stopper la Terreur, ils seront tous soumis à la fatalité d’une chute difficile à accepter. Cette pièce, proche du documentaire, est laborieuse à représenter sur un plateau de Théâtre. Inspirée d’un évènement historique et politique bien réel, faire renaître Danton et Robespierre, c’est faire appel à tout l’engrenage et la mobilisation qu’a suscité la Révolution française. L’évoquer, accompagnée de la chute de son grand orateur, en la cloisonnant entre quatre murs, semble peu représentatif de cette réalité passée et un tantinet réducteur. Habitués aux grandes foules et manifestations extérieures, notre mémoire collective s’interroge face à ce décalage de cadre qui semble réduire l’ampleur de cet évènement majeur. Cependant, en metteur en scène conscient de cet enjeu, Ludovic Lagarde a su , par le biais de ses comédiens énergiques et de micros amplifiés, offrir une prestance et une assemblée à ces hommes rebelles, en quête de changements et de discours. De plus, son traitement de leurs périples vers la mort reste un moment fort de cette mise en scène. Réunis dans un même lit, sous l’œil de ce Dieu qui ne les quitte jamais, Danton et ses camarades se laissent aller à leurs peurs et névroses les plus profondes. Plongés dans les ténèbres d’un fatal destin, seule la lumière les délivrera de cette appréhension de la vie.
Car là est toute l’interrogation des textes de Büchner. Comment vivre ?
Même Léonce et Léna, qui parviennent à sceller leur amour, n’en restent pas moins insatisfaits, dans une fuite dénuée de croyances qui les ramènent sans cesse à leur destin. Comment parvenir alors à contrôler ce désespoir impalpable qui hante l’homme et le ronge ?
Théâtre de la Ville
Woyzeck, La Mort de Danton, Léonce et Léna écrits par Georg Büchner, mise en scène de Ludovic Lagarde
Avec Julien Allouf, Juan Cocho, Simon Delétang, Servane Ducorps, Constance Larrieu, Déborah Marique ,Camille Panonacle, Laurent Poitrenaux, Samuel Réhault, Julien Storini