Paré d’un tel accoutrement, il aurait pu incarner un Malade imaginaire convaincant et mutin, mais c’est avec Thomas Bernhard que Serge Merlin se révèle à nouveau, avec passion et possession. Une fois de plus, il lui offre sa voix, et quelle voix. Une parole qui sublime sa vision du monde et lui évite, le temps du théâtre, de sombrer dans le vide, malgré ce cloaque qui l’emprisonne.
Créée en 1991, puis reprise en 2000 et enfin aujourd’hui au Théâtre de L’Oeuvre, toujours par André Engel, Le Réformateur du monde, est une pièce qui semble écrite pour le théâtre et pour l’acteur de par les innombrables possibilités de jeux et de libertés qu’elle permet. Cependant, pour incarner un personnage aussi complexe et bipolaire que ce futur Docteur honoris causa, il fallait un comédien inébranlable, capable de passer de la tendresse à l’effroi, de la persécution à la souffrance, en une fraction de seconde, toujours avec justesse.
Autant de qualités et de talents réunis en la personne de Serge Merlin, cette force dramatique habitée, qui nous hypnotise dès les premiers mots. Car il en faut de la force, de la présence et de l’audace pour porter avec une telle fougue, un monologue de presque deux heures, avec pour seul auditoire son poisson rouge et sa compagne, esclave muette, dévouée à son service, pour le meilleur et surtout pour le pire. Il semblerait alors que le rôle ait été écrit pour lui, grand Minetti de l’époque de l’auteur. Un auteur dont la pensée semble être le miroir de ce personnage faussement odieux, révolté et râleur. Une teigne, un insatisfait chronique qui ne supporte pas dès que le courant ne va pas dans son sens. Un vieillard aigri, mais futé et pervers, qui joue de ses faiblesses simulées pour excuser ses comportements exécrables et ses dérapages rabaissant. Mais surtout, un comédien égocentrique qui continue de jouer son propre rôle, sa comédie, qu’il mettra en scène jusqu’au bout. Un réformateur en guerre contre les autres et contre le monde qui l’entoure, mais surtout, un homme censé, en guerre contre lui-même.
C’est toute la subtilité que parvient à recréer Serge Merlin qui oscille entre cynisme hilarant, finesse de l’esprit et émotions profondes. Au-delà de toute cette légèreté, de cet humour exprimé à travers ce sale caractère et cette mauvaise humeur permanente, se dissimule un mal-être plus intense quant au sort de l’homme, condamné à vivre au milieu de l’incompréhension des êtres.
La mise en scène d’André Engel qui insiste sur cet immobilisme physique, allié à une scénographie classique d’un intérieur simple et confiné, permettent de mettre en valeur la puissance de la pensée, face à l’impuissance de l’action. Toute la pertinence et le dynamisme de la pièce passent par le discours. Un verbe qui permet à ce vieil acteur qui ne fréquente plus les hommes, de rester en vie.
Le Réformateur du monde, texte de Thomas Bernhard mis en scène par André Engel
Avec Serge Merlin, Ruth Orthmann, Gilles Kneusé
Jusqu’au 11 octobre 2015