La Dernière bande, de Beckett par Peter Stein au Théâtre de L’Oeuvre.

« Pour moi c’est un bonheur parce que j’ai toujours adoré deux choses: composer et faire des vieux » Jacques Weber

 

Avachi sur une table en fer, dans la pénombre, un homme a la tête cachée dans ses bras. Il prend tout son temps pour émerger. Il se tient devant nous, colosse voûté, vieillard débraillé et visage abattu, paré d’un nez, d’une perruque et de chaussures de clown. Krapp se dévoile. Un être énigmatique et intriguant, qui tourne à nouveau la page de ses années en se raccrochant à des rituels rassurants. Des habitudes chères à Beckett qui aime la répétition des gestes mais joue avec la déconstruction du langage.

Krapp est figé dans un présent sans saveur et sans espoir de futur, confronté à un passé qui revient en boucle. Son unique projection reste la mort, ce vide et ce néant qu’il redoute. Face à l’échec d’un bonheur envolé, il tente de connaître à nouveau l’extase de cet amour passé et perdu uniquement par le son de sa voix lointaine. « Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre. Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée ». Accroché à l’enceinte de son magnétophone, il se braque, arrête la bande, détruit les bobines, mais se replonge toujours dans l’écoute de son histoire révolue.

« Voilà ; j’imagine ce que j’ai surtout à enregistrer ce soir, en prévision du jour où mon labeur sera…éteint et où je n’aurai peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle qui…du feu qui l’avait embrasé. »

La réécouter encore et encore c’est la faire vivre une fois de plus, la maintenir dans l’instant et la rendre immortelle. Il s’en imprègne pour combler la perte et le gâchis présents. Le temps lui file entre les doigts, lui échappe et impose sa volonté. Une fatalité que Krapp finira par accepter. Lorsqu’il supportera l’idée que son bonheur est en cendres, il pourra tirer un trait sur son souffle d’antan et affronter son ultime souvenir : la mort.

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Jaccques Weber dans La Dernière bande de Samuel Beckett.

Dans sa première version, Beckett suggère un déguisement risible de bouffon alcoolique. Une indication que décide de suivre le metteur en scène Peter Stein, qui ne prend pas beaucoup de risques et offre ainsi à Krapp la parure, cliché, mais attendrissante, du clown triste. Un personnage englué dans la pantomime tout au long de la première partie de la pièce. Une pratique pesante et même ennuyeuse, mais volontaire,  qui reflète un mécanisme pertinent dans lequel le silence trouve tout son sens et  offre à la scène du Théâtre de L’Œuvre une atmosphère réaliste et singulière.

Cette pièce pourrait se définir comme une intervention chorégraphique dans laquelle s’opposent la voix, rattachée au magnétophone, et le corps, celui de Krapp. Ce mutisme permet au personnage de s’exprimer et de réagir, par le mouvement, à ce qui l’entoure. Le personnage est perpétuellement à l’écoute. A l’écoute de cette bande sonore enregistrée pendant sa jeunesse et qu’il se repasse chaque année, le jour de son anniversaire. A l’écoute de ses pulsions et de sa nostalgie. Le spectateur est souvent face à des instants de flottements mêlés à des récits fragmentés, ceux de la mémoire du vieillard. Il commente peu mais laisse exprimer toutes ses émotions, plus claires encore et plus percutantes que les mots.

Dissimulé derrière son gros nez et ses cheveux blancs ébouriffés, nous distinguons à peine la carrure de Jacques Weber, méconnaissable. Le comédien s’est effacé au profit du personnage. La voix est chevrotante, sèche et le ton bougonnant. Le souffle lourd et insistant. La démarche courbée et pénible. Les mains sont tremblotantes et les yeux si bavards. Chaque année, à la même date il s’assied dans une pièce lugubre et écoute ses comptes rendus, enregistrés des dizaines d’années auparavant. Il y dresse le bilan de ses agissements, de ses rencontres amoureuses et de ses illusions. Nous découvrons ses souvenirs d’enfance avec sa mère, ses rencontres avec des femmes nommées et d’autres plus mystérieuses. Il nous révèle son ambition de devenir écrivain et dévoile ses rêves de jeunesse. Un discours confronté au recul de la vieillesse et à des réactions violentes. Krapp s’oppose à ses paroles passées, il se moque avec dédain des croyances du jeune homme qu’il était. Les mots ont perdu de leur valeur mais tout ceci dévoile un profond désespoir et une frustration. Un désir de réparer ses erreurs et de réussir là où il échouait mais en vain…Jacques Weber nous surprend mais, surtout, il nous émeut. L’isolement de cet homme semble l’avoir atteint en plein cœur. Maladroit et rustre, il parvient aussi à créer de la poésie et laisse entrevoir, avec beaucoup de sensibilité et de tendresse, cette Dernière bande, de Beckett.

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Jacques Weber, dans La Dernière bande de Samuel Beckett. © Dunnara Meas

 

La Dernière bande, de Samuel Beckett.
Mis en scène par Peter Stein.
Théâtre de L’Œuvre
55 Rue de Clichy, Paris
Jusqu’au 30 juin 2016.

 

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