Nouveau visage marquant chez les metteurs en scène européens, Ivo van Hove revisite « Vu du Pont », d’Arthur Miller. Après un passage à Londres, il investit avec force et toute puissance la scène des Ateliers Berthier. Une aventure sublime qui nous coupe le souffle. Un drame bouleversant et renversant. Un moment de théâtre inoubliable !
Le public est disposé en forme de « u », surplombant une grosse boîte noire dont le couvercle se soulèvera lentement pour dévoiler le plateau. Un dispositif original qui nous place en observateurs, à distance de ce microcosme humain. Vu de notre pont à nous, confrontés autant à la scène qu’à la salle, le message est clair, tout le monde sera témoins et juges. Le décor apparaît, un espace naturaliste et clinique. Un grand rectangle épuré, avec seulement une entrée, qui ne séparera même pas l’intime du public et l’intérieur de l’extérieur. Nul besoin de décor en tant que tel. Les fioritures sont bannies, les accessoires inexistants. La volonté première est d’aller à l’essentiel afin de se concentrer sur le fil tragique et d’accentuer la saleté qui se terre pour mieux jaillir.
L’atmosphère paraît paisible et ce semblant de famille heureux. Eddie Carbone, Américain d’origine italienne et docker, vit à New York avec son épouse Béatrice et Catherine leur jeune nièce, recueillie par le couple après qu’elle est devenue orpheline. Seulement, il ne s’agit que du calme avant la tempête. Une nuit, arrive illégalement d’Italie, Rodolpho et Marco, les deux cousins de Béatrice. La famille les hébergera et l’amour trop fort d’Eddie ira là où il n’aurait jamais fallu qu’il aille.
Quelque chose d’étrange se prépare, un évènement néfaste, une sensation de catastrophe imminente se dégage de ces hommes, prêts à éclater. Discerner le bien du mal deviendra alors compliqué. Ce qui est certain, c’est ce refus d’Eddie, qui ne peut pas accepter que Catherine aime un autre homme que lui et parte de la maison. Ces deux-là sont si proches et complices. Catherine grandit plus vite qu’il ne l’aurait soupçonné et aujourd’hui elle est une femme avec une beauté évidente et un amour infini pour celui qui l’a élevé comme un père. Mais aujourd’hui, elle se marie avec Marco et Eddie a dépassé les limites aux yeux de tous. Banni des hommes, rejeté par sa « fille », haï par Rodolpho qui veut sa peau « d’animal » et traité de « rat » par sa femme, il est victime de cette fatalité pressentie dès le départ. Celui qui a trahi doit en payer le prix au plus profond de sa chair. Pourtant Eddie apparaît davantage comme une victime touchante et attachante qui s’est perdue dans son débordement d’amour, abattu par la situation qui lui échappe et qui le ronge de l’intérieur. « Ses yeux étaient comme des tunnels », focalisés depuis le départ sur une seule issue possible, aussi terrible soit elle. Cette descente aux enfers nous saisit et un cri assourdissant, celui de la souffrance d’un cœur étouffé et lacéré résonne en nous.
À toute cette humanité poignante, s’ajoute ce parallèle évident avec notre actualité et l’immigration. Soixante-dix ans plus tard, les hommes fuient toujours secrètement leur pays pour échapper à la misère et tenter de survivre. Des milliers de personnes ont le courage de tout abandonner afin de tenter, par tous les moyens, d’avoir la chance de recommencer une nouvelle vie. De vivre tout simplement. Cet angle nous interroge sur le traitement infligé à ces individus, sur la place qu’on leur octroie et sur la considération qu’on leur prête. Mais aussi sur cette acceptation de l’autre et ici, sur l’influence de ces deux nouveaux souffles venus d’un ailleurs différent du nôtre. Même si Ivo van Hove n’appuie pas particulièrement sur cet aspect, il reste, comme dans sa mise en scène d’Antigone au Théâtre de la Ville, dans une volonté de renouvellement et de modernité, tout en respectant les années 50 et le milieu populaire.
Certains passages sont mis en valeur, avec des rythmes différents, ce qui multiplie nos points de vue de spectateurs. Car s’il est un personnage troublant dans son attribution, qui place davantage le public en position de témoin, c’est Alfieri. Avocat de Brooklyn, il a rencontré Eddie Carbone à mi-parcours de sa chute funeste. Eddie pensait qu’il lui trouverait une loi, un motif valable, afin d’éloigner légalement Marco de Catherine. Alfieri a assisté à la montée de la fureur dans les yeux d’Eddie, il en avait senti les prémices. La loi du code contre la loi du sang. En qualité de narrateur, il nous relate ce fait divers avec émotion et compassion pour cet homme qu’il respecte et qui lui ressemble. Sa présence renforce la sensation d’assister à l’ouverture d’un livre qui aussitôt achevé se referme. Ce qui est amplifié scénographiquement avec ce plateau à couvercle et ces personnages qui disparaissent à nouveau après avoir pris la parole. Démunis, face au couperet qui est tombé et à la boîte qui se referme, avons-nous vécu l’instant de la représentation ou avons-nous rêvé à ces âmes, témoins d’une réalité qui nous aurait confondus avec la nôtre ?
Ce qui est certain, c’est que ce soir-là nous avons vécu. Nous avons retenu notre souffle et notre gorge s’est souvent serrée, laissant nos yeux s’écarquiller et se figer. La beauté du théâtre réside dans ce don de soi, dans ce don à l’autre, toujours avec amour. S’abandonner avec passion et talent, corps et âme, qualifie à merveille le travail de ces brillants comédiens, qui ont, tous, interprétés avec sensibilité et sincérité leurs personnages. Une découverte marquante, celle de Pauline Cheviller, qui donne vie avec conviction et attachement à cette surprenante Catherine en perpétuelle évolution. De l’enfant chérie et chérit, innocente poupée, elle se transformera en femme blessée, vidée de toute clémence. À ses côtés, Charles Berling est un Eddie qui nous saisit et nous percute dans sa capacité à sombrer avec finesse, lenteur mais évidence et horreur dans un égout sans fond. Citons également Caroline Proust, fidèle et lucide Béatrice, dont le corps hurle mais la bouche se tait. Nicolas Avinée, un Rodolpho convenant en apparence, cachant un volcan en ébullition. Laurent Papot, son frère Marco, jeune innocent, gai et plein d’idéaux, figure optimiste du rêve américain. Enfin Alain Fromager, Alfieri émouvant passeur et acteur de ce drame « la pensée me vient qu’un jour au temps de César, en Calabre peut-être ou sur la falaise de Syracuse, un autre avocat dans un tout autre costume a entendu la même plainte, et qu’il est resté tout aussi impuissant que moi tandis qu’il la voyait courir à sa fin sanglante ».
Vu du Pont, texte : Arthur Miller – mise en scène : Ivo van Hove
Aux Ateliers Berthier – Odéon
Papier de 2015