Chez Ibsen, on retrouve souvent des personnages au destin tragique, avec cette idée d’élévation puis de chute.
C’est la sixième pièce d’Ibsen que je monte, c’est vraiment un auteur de prédilection. Il est surtout un auteur qui a de grosses contradictions. Ibsen est à la fois l’auteur de Peer Gynt qui est un personnage virevoltant qui s’adapte à la réalité et qui cherche toujours son moi, et de celui Brand, celui qui plie la réalité à son idée et à sa folie. Ils sont deux facettes d’Ibsen et on les retrouve dans Le Canard sauvage. Il y a la fois Gregers qui est un idéaliste et tous les autres autours qui sont arrangés avec la vie et la réalité. Ce qui est beau chez Ibsen, c’est cette contradiction qui résonne avec nous aujourd’hui. Il y a un cynisme généralisé, un défaitisme et un pessimisme, le monde s’impose à nous mais en même temps il y a un appétit, une inspiration à faire bouger les choses. Ibsen se situe au bon endroit dans tout ça.
Pour une fois, contrairement aux autres pièces d’Ibsen, on sort du milieu bourgeois.
Le personnage principal Hjalmar est un déclassé, il vient d’une famille aisée mais son père a fait de la prison, il a déshonoré sa famille. Ils ont peu d’argent mais ont le minimum pour vivre et vivent au-dessus de leurs moyens, comme des bourgeois. On a un premier acte dans la grande bourgeoisie et un second dans l’atelier plus précaire de la famille Ekdal. J’ai réduit au minimum le premier acte pour en faire une sorte de prologue. Ce qui est important est ce qu’on ne voit pas, c’est ce grenier. Il est l’espace de compensation du réel, le lieu de l’imaginaire où l’on peut reconstruire le monde perdu, les rêves. Le grenier permet de supporter la médiocrité du réel.
Gregers est-il un prolongement d’Ibsen ?
Je pense qu’Ibsen est toujours un peu partout. On doit entendre chez Gregers la voix d’Ibsen. Lorsqu’il dit à la fin « Si vous avez raison et moi tort, alors la vie ne vaut pas la peine d’être vécue », il y a derrière une colère d’Ibsen face à l’idée qu’on pourrait vivre sans idéaux. Gregers est plus dans la lignée de Brand, Hjalmar dans celle de Peer Gynt. Gregers est le déclencheur du drame, mais il le fait dans une idée positive, il n’est pas là pour détruire. Pour s’élever, il faut arriver à sacrifier un certain nombre de choses. Pour autant, Gregers n’est pas un personnages purement négatif.
Comment choisissez-vous la programmation du Théâtre de la Colline ?
Tous les spectacles de la programmation sont des spectacles qu’on produit, on est à l’origine des projets. Ce sont des artistes avec lesquels nous avons des relations de fidélité, dans la durée, ce sont des artistes associés, comme Stanislas Nordey, Célie Pauthe. Ceux-là vont se retrouver chaque saison, puis il y a ceux avec lesquels nous avons une régularité, comme Guillaume Vincent, Caroline Giula. Il y a l’idée que nous devons donner des moyens pour pouvoir créer dans la durée. Nous sommes un Théâtre accès sur le contemporain donc nous cherchons de nouveaux auteurs, de nouveaux textes. J’ai besoin de textes qui résonnent avec le monde dans lequel nous vivons.
Qu’est ce qui fait théâtre ?
Pour qu’il y ait du théâtre, il faut qu’il y ait une rencontre entre un public et des acteurs, c’est le minimum. Qu’il y ait du texte ou pas. Je suis plutôt dans une logique du texte mais j’apprécie aussi les démarches contraires. Ce qui est important pour moi c’est qu’il y ait une logique de sens. Le Théâtre est un lieu où le spectateur doit être déplacé dans ses certitudes, déstabilisé. Nous sommes dans une société conformiste, il faut bousculer. Il faut alors qu’il se passe quelque chose de très humain sur le plateau. L’humain permet de chambouler les certitudes.
Le Théâtre de la Colline fait partie de la Saison égalité. Comment percevez-vous l’évolution de la femme dans ce milieu ?
Je pense que nous sommes en bonne voie mais qu’il y a beaucoup de chemin à faire. Lorsque j’étais au TNS, dans la section mise en scène, nous avons naturellement respecté la question de la parité, ce qui est un bon signe. Au départ l’égalité des chances peut exister. Dans la génération des trentenaires, il y a beaucoup de femmes intéressantes qui sont présentes. Etre dans cette Saison égalité c’est s’inscrire dans un mouvement de vigilance et aller dans ce sens. Les choses ont bougé avec les nominations mais il faut du temps.
Pouvez-vous me dire quelques mots sur la revue Outre Scène.
C’est une revue que nous avons fondé au TNS, dirigée par Anne-Françoise Benhamou qui est ma dramaturge depuis une vingtaine d’années. L’idée était de parler du théâtre mais à travers ceux qui le font, aborder des thèmes avec des artistes. Les acteurs ont beaucoup de choses à dire, les auteurs aussi. C’est partial car en général les artistes que nous interrogeons sont ceux pour lesquels nous avons du respect et de l’admiration. Pas de volonté d’exhaustivité ou d’éclectisme absolu sur un sujet. Parfois nous avons aussi publié des textes inédits. Nous aimons bien également avoir des points de vue étrangers.
Quelle est votre vision du théâtre dans notre société ?
Les gens vont au Théâtre, ils en ont besoin. Nous avons une grande responsabilité, on se doit de faire un théâtre qui sert à quelque chose, ce qui demande de l’exigence et de l’humilité. Se dire que nous allons faire quelque chose d’utile nécessite de l’ambition et de la modestie. Le théâtre est un enjeu où la pensée et l’émotion peuvent être ensemble. On peut réfléchir à partir de ce qu’on ressent, ce qui est important aujourd’hui. C’est de plus en plus difficile d’être satisfait de ce que l’on fait. Je trouve que le théâtre est très vivant, qu’il y a énormément d’artistes intéressants. Il ne faut pas se forcer pour inventer des formes pertinentes. Ce qui s’est ouvert avec les écritures de plateau est important. La place de la littérature est difficile à défendre, elle devient ringarde.
Sur quelle prochaine création allez-vous travailler ?
Je vais monter une nouvelle pièce d’Arne Lygre qui est un des auteurs avec lequel j’ai le plus d’affinités.