Qui a tué mon père, d’Edouard Louis par Stanislas Nordey au Théâtre de La Colline

« Quand on lui demande ce que le mot racisme signifie pour elle, l’intellectuelle américaine Ruth Gilmore répond que le racisme est l’exposition de certaines populations à une mort prématurée. Cette définition fonctionne aussi pour la domination masculine, la haine de l’homosexualité ou des transgenres, la domination de classe, tous les phénomènes d’oppression sociale et politique. Si l’on considère la politique comme le gouvernement de vivants par d’autres vivants, et l’existence des individus à l’intérieur d’une communauté qu’ils n’ont pas choisie, alors la politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre. »

Ainsi commence le roman Qui a tué mon père, d’Edouard Louis. Un livre qu’il dédie à Xavier Dolan, un réalisateur de cinéma chez qui l’homosexualité et la figure de la mère tiennent une place centrale. Une belle manière de réunir, pour l’anecdote, les deux piliers parentaux, source d’inspiration certaine, le père d’Edouard Louis versus la mère de Xavier Dolan.

@Jean-Louis Fernandez
@Jean-Louis Fernandez

Dans ce récit autobiographique, commandé par Stanislas Nordey, l’auteur revient sur ses souvenirs avec son père broyé par le système des dominants. Sur une enfance en demi-teinte, soumise à une réalité rurale qui prône une masculinité brutale. Quand on est un homme, on ne pleure pas, on ne danse pas, on travaille à l’usine. Un mécanisme qui tend à la déscolarisation, à l’échec social et à la précarité. Un pays et un régime politique qui abîment les corps et les condamnent à une mort précoce.

À cinquante ans, son père n’a plus de souffle. Le dos broyé par une machine de l’usine, contraint d’accepter un travail de balayeur dans une autre ville, pour sept-cent euros par mois. L’histoire de son corps accuse l’histoire politique. Il s’agit du combat d’une vie : celui de ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont tout. Mais surtout de confronter le lecteur, le spectateur aux conséquences de la politique sur les plus faibles, les plus démunis. Edouard Louis rappelle la dénonciation des assistés en 2007 par Nicolas Sarkozy et le remplacement du RMI par le RSA en 2009. L’adoption de la Loi travail par Myriam El Khomri en 2016. Le retrait de cinq euros sur les APL sous Emmanuel Macron en 2017. Autant de lois, autant de décisionnaires qui se sont succédés pour abattre et détruire des vies déjà miséreuses, comme celle de son père.

En quatre-vingt-cinq pages, l’auteur règle ses comptes et tente de rendre justice en dénonçant les coupables. C’est sa manière à lui de se venger contre ce système qui décide de qui a le droit de vivre ou de mourir. Au final, malgré une relation filiale difficile, empreinte d’ignorance, de rejet et de honte, nous retenons surtout ce témoignage d’amour. Une manière de pardonner à son père, ses inaptitudes, sa dureté et son dénuement. De comprendre son conditionnement et ses désavantages. Le monde l’a condamné.

Maintes accusations très frontales, qui se discutent. Ce qui est incontestable, c’est le courage et la franchise de ces dénonciations, qui, à ce point, sont rares dans la littérature française. Au même titre qu’Émile Zola, Edouard Louis accuse publiquement ! Compte tenu du contexte social depuis plusieurs mois, les réactions des spectateurs ne se font pas attendre.

Le metteur en scène et comédien Stanislas Nordey est à l’origine de ce texte. Il décide de porter ce cri brûlant, seul, sur la scène du Théâtre de La Colline. Les propos sont si intimes, qu’il est parfois troublant de les entendre sortir de la bouche d’un autre qu’Edouard Louis. Au niveau du jeu, Stanislas Nordey alterne entre trois partis pris. Il voyage entre interprétation détachée, incarnation active et profondément dramatique. Il se fait aussi le passeur d’une pensée plus feutrée et personnelle. Les tons changent. Lui qui nous avait habitué à un jeu figé et sec, centré sur une élocution monocorde, il se révèle plus souple et investi que de coutume. Ses yeux s’écarquillent, son corps panique. Lui qui a également connu une relation difficile avec son père, relate avec conviction, sans trop forcer le trait de la délation. Il déambule sur une plateforme qui se recouvre de silhouettes muettes et figées, de mannequins en silicone de ce père, de ce corps, à qui on a ôté la possibilité de découvrir qui il est devenu.

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