Ces temps-ci l’auteur dramatique Henrik Ibsen a le vent en poupe. Après Aurore Fattier et son Hedda, à L’Odéon-Théâtre de l’Europe en mai dernier, Elsa Granat présente Nora, Nora, Nora ! de l’influence des épouses sur les chefs-d ’œuvre, au Théâtre de la Tempête. Une création féministe et parfaitement orchestrée, portée par de brillants comédiens fraichement sortis de l’ESAD.
Henrik Ibsen, grand auteur dramatique norvégien, apparaît comme précurseur de son temps sur bien des sujets, notamment sur la place des femmes et le rapport au patriarcat. En 1879 il écrit Maison de poupée, une critique piquante des rôles traditionnels des femmes et des hommes dans le mariage. Une pièce jugée scandaleuse par la désertion de Nora, l’épouse, qui pour se rencontrer et s’éduquer quitte le foyer conjugal et abandonne ses trois enfants.
Elsa Granat s’empare de cette œuvre et invente sa suite pour mieux en comprendre les enjeux et tenter de changer le cours des choses. Les trois enfants de Nora, devenus adultes, découvrent à la mort de leur père que leur mère, disparue depuis leur enfance, est toujours vivante. D’une maison de poupée à la maison de retraite il n’y a qu’un pas. C’est à partir des souvenirs de leur mère que les enfants et les comédiens, à plusieurs visages, rejoueront tour à tour les scènes clés d’un quotidien passé. Ces instants décisifs, moments de bascules étouffés qui ont menés Nora à quitter le foyer conjugal. Les enfants, jeunes adultes contemporains convoquent le 19e siècle pour tenter de comprendre leur mère et de modifier le cours des évènements.
La metteuse en scène fait donc appel à de jeunes comédiens du 21e siècle, issus de l’ESAD pour s’emparer de questionnements actuels qui sont au cœur des débats de cette génération active et engagée dans les luttes féministes et l’égalité des sexes. Maison de poupée montre bien le contraste entre la morale masculine et la morale féminine de l’époque. La femme rattachée au soin et l’homme avide de justice et de devoir. Les siècles se croisent, les réalités s’entremêlent finement et chacun et chacune dans ses différents personnages, monte et démonte l’œuvre d’Ibsen. La femme apparaît dans toute sa complexité et se révèle muse, figure d’inspiration cachée et objet manipulé par les hommes.
Le centre de la scène devient le lieu du passé et de la relecture de ce qui s’est joué dans l’intimité du foyer et dans l’esprit de Nora, cette épouse modèle et dévouée au bonheur et à la tranquillité de son mari. Une dévotion qu’on retrouve chez la femme d’Ibsen, féministe engagée qui tente de lui montrer l’importance d’écrire sur la puissance et l’émancipation des femmes.
Tour à tour les comédiens nous montrent l’envers du décor en mettant l’accent sur la charge mentale de Nora et le don d’elle-même. Le don de soi en tant que mère et en tant que femme d’un patriarche infantilisant et humiliant, jouant avec sa poupée d’épouse qu’il façonne selon ses désirs. Une femme objet, une enfant toujours gaie et irréprochable, qui existe sans faire de vagues. Une femme constamment tournée vers les autres, emprise à une solitude terrifiante.
Cet espace dans lequel se jouent et se rejouent les scènes décisives du destin de Nora, est entouré d’un espace neutre, l’espace du réel et de la recharge en énergie, en déterminisme et en croyances. Les comédiens offrent aux personnages d’Ibsen la possibilité de changer le cours des choses et de se réinventer. Ils leur donnent la chance et le pouvoir de la communication, de la compassion et de la réhabilitation. Helmer aurait dû comprendre les gestes de sa femme, il aurait dû en être fier et lui crier son amour.
Nora, Nora, Nora ! de l’influence des épouses sur les chefs-d ‘œuvre, apaise la trahison en invoquant la poésie et la liberté des femmes. Des femmes qui brillent au cœur de cette pertinente création qui déconstruit et démonte les rouages de la domination masculine. Maëlys Certenais, Hélène Clech et Lucile Roche sont dévouées corps et âmes à leurs personnages. Fougueuses et sensibles, drôles et impertinentes, gaies et mutines, elles représentent les femmes dans toutes leurs complexité et leurs forces cachées.
La mise en scène ingénieuse et chorale, d’Elsa Granat brise les silences et rebat intelligemment les cartes d’un héritage patriarcal et théâtral. La parole se libère enfin… !